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Causerie

Bien que gens de province, nous avons tous entendu parler de M. Pedro Gailhard, codirecteur de l'Opéra. M. Gailhard n'est pas espagnol, ainsi que semble l'indiquer son prénom. Simple Gascon comme d'Artagnan, il a cependant une morgue toute castillane. Cet ancien baryton, qui joua jadis les rois d'opéra, porte son feutre comme une couronne et sa redingote comme le manteau d'hermine. Et, pour parler le langage de cette pauvre Jeanne Samary, il occupe un rang élevé dans la grande famille des « Je-me-gobe-tout-le-temps ».

Ceci étant connu, on s'explique de quelle colère indignée M. Pedro Gailhard a été saisi en apprenant récemment, par des potins de coulisse, qu'un acteur des Variétés s'était fait la tête du directeur de l'Opéra dans une scène de vaudeville. Eh! quoi, ce crime de lèse-majesté pourrait s'accomplir impunément? Un méchant cabot se permettrait d'exhiber tout à son aise, en plein théâtre, la caricature d'un personnage de cette importance? N'était-ce pas le renversement de toutes les hiérarchies, la fin des respects nécessaires, et pour tout dire un scandaleux attentat?

M. Gailhard se transporta incontinent, de son auguste personne, dans le cabinet du directeur des Variétés et après une conversation dont l'histoire ne connaîtra malheureusement pas les détails, il fut décidé que l'acteur jouerait sa scène avec un masque. Merci mon Dieu ! M. Gailhard avait « sauvé la face »; le prestige de l'Académie Nationale de Musique et de Danse demeurait intact...

M. Gailhard, cependant, n'a pas les rieurs de son côté. On a trouvé communément sa fureur un peu comique et presque ridicule aussi le sentiment olympien qu'il manifeste de sa dignité. Sans doute, le codirecteur de notre première scène subventionnée est quelque chose, sinon quelqu'un. C'est un fonctionnaire. Mais il appartient aussi par état, et M. Gailhard y ajoute son origine, à ce monde des théâtres qui dépend de la publicité, la recherche et en vit...

La notoriété de M. Gailhard est fille de la réclame. Il lui doit tout. Pourquoi la payer d'une si noire ingratitude? Les vraies célébrités parisiennes se montrent moins susceptibles. M. Gailhard n'est pas le premier contemporain connu qu'on ait montré sur la scène. Que diraient Sarcey et Zola, sans lesquels il n'est pas de bonnes revues? Que diraient les hommes politiques et les ministres, traités si souvent au théâtre avec une liberté toute aristophanesque? Ceux-là, sans doute, valent bien le fier baryton. Ils ne se sont jamais plaints cependant. Ils en rient tous les premiers, reconnaissant de bonne grâce que s'ils étaient des inconnus la blague des auteurs les laisserait en repos.

M. Pedro Gailhard manquerait-il donc d'esprit ou bien aurait-il vraiment le point d'honneur chatouilleux comme un Grand d'Espagne? La chronique incline vers la première hypothèse, et l'aventure de « l'homme masqué » des Variétés n'y contredit point...

Sans vouloir faire de comparaison désobligeante, le cas de M.Pedro Gailhard ressemble beaucoup à celui de ce restaurateur parisien qui eut un procès avec un client qu'il avait refusé de servir, sous prétexte que ce dernier lui parlait avec une « familiarité excessive » et « des allures d'un autre âge ». Le cabaretier gagna son procès devant le tribunal. Mais il le perdit devant l'opinion. Un surnom lui en est resté : on l'appelait « Soif d'égards »...

M. Gailhard, lui aussi a soif d'égards. Mais convenez qu'il y a une certaine audace paradoxale à s'établir marchand de vins et vouloir être traité en ambassadeur, de même qu'un homme de théâtre est mal fondé à se plaindre des libertés que le théâtre prend avec lui.

Au surplus, qui donc aujourd'hui peut se croire à l'abri des excès de la publicité? Personne, pas même le président de la République. Malgré la vigilance du protocole, l'effigie présidentielle n'est pas toujours traitée avec la déférence qu'on lui doit. En est-on très ému à l'Elysée? Je ne sais. En tout cas on le montre moins qu'à l'Opéra.

Il est vrai que M. Félix Faure n'est que le chef de l'Etat, situation bien médiocre comparée à celle de M. Pedro Gailhard!

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